"Ceci n'est pas un jeu vidéo" - Spec Ops the line - Auto Reverse

 

Alors que depuis des temps immémoriaux, nombre d’intellectuels auto proclamés se demandent si le jeu vidéo est un art ou s’il va engendrer des générations de tueurs, il demeure évident que ce média a depuis longtemps acquis sa place au sein du patrimoine culturel de l’humanité. Soit, tous les jeux ne sont pas égaux, et il reste difficile de trouver un véritable intérêt, au-delà de l’entertainment et du plaisir immédiat, aux simulations de sports de tout bois et à la masse insipide des actionners et des jeux musicaux grand public tous plus substituables les uns aux autres.

Pourtant, certains développeurs parviennent à prendre à rebrousse-poil les conventions du jeu vidéo moderne basées sur le multiplayer, la grandiloquence visuelle et les contenus téléchargeables au prix et à l’idéologie purement scandaleux, et préfèrent nous offrir à la place des titres peut être techniquement imparfaits et en retrait de la vague hype, mais dotés en revanche de la capacité à nous faire lâcher la manette un instant pour nous recueillir sur un moment, une image, un message. Exactement comme on le ferait avec un livre qui nous prendrait au cœur.

Voici une nouvelle rubrique qui sera destinée à vous qui pensiez que trouver un jeu vidéo qui puisse nouer un véritable lien affectif, au point de vous rester collé au cerveau des heures, voire des jours durant, était aussi impossible que de trouver un membre du Sénat portant du 42 en taille de pantalon (ou si, tout simplement, vous avez toujours été réfractaire aux jeux vidéo).

 

 

Spec Ops : The Line (développé par Yager, 2012)

 

 

 

« It takes a strong man to deny what’s in front of him »

Les jeux vidéo nous mentent depuis des décennies. Ils nous présentent une réalité tronquée, factice, tout en prétendant nous offrir un réalisme de plus en plus immersif. N’est-ce pas la définition même de l’hypocrisie ? Les jeux vidéo se moquent de nous en nous mettant face à une violence épurée de tout ce qu’elle a de traumatisant et de dramatique. On abat à la chaîne des ennemis dont le statut de méchant est justifié par un contexte acquis et superficiel. Et sous prétexte que l’on joue les gentils, l’univers entier doit nous appartenir et se plier autour de nous et de notre statut héroïque, la légitimité à tuer le plus grand nombre étant elle aussi acquise. Les ennemis meurent dans de grandes gerbes de sang qui sont là pour le réalisme, mais qui ne mettent nulle personne malade ou  mal à l’aise. Parfois, un civil reçoit une balle, qu’elle soit perdue ou volontaire, parfois un flic se fait rouler dessus, parfois c’est un groupe tout entier d’innocents qui y passe. Qu’importe, on les aura  tous oublié la seconde qui suit.

Dans The Line, j’ai abattu une meute entière de civils. Non pas pour voir comment ils allaient réagir face aux balles, s’ils allaient hurler et tous s’effondrer de la même manière, si certains allaient sortir des armes, ou paniquer, ou juste tout simplement pour le fun. Je les ai abattu parce qu’ils avaient fait quelque chose de révoltant, d’impardonnable, et que face à cela il ne me restait plus rien que le désir de vengeance. Et quand  j’ai appuyé sur la détente, j’avais les mâchoires serrées à se rompre, le dos moite, et très certainement de la haine dans le regard. Voilà deux semaines que j’ai terminé The Line et, entre autres, je me rappelle avoir abattu un groupe entier de civils, et la raison qui m’a poussé à le faire continue de me hanter.

Dubaï a été dévastée par la plus grande tempête de sable jamais vue. Le Colonel John Konrad, héros de guerre dépêché sur place avec son 33ème bataillon, a délibérément choisi d’ignorer ses ordres de retrait afin de porter secours aux civils. Après un blackout de plusieurs mois, des balises se mettent à cracher en boucle des messages de détresse. Le Capt. Martin Walker et sa petite équipe Delta (trois hommes en tout) sont envoyés sur place pour confirmer la présence de survivants. Si le patronyme de Konrad vous fait tilter, c’est sans aucun doute pour sa référence à Apocalypse Now, fils illégitime du roman de Joseph Conrad, “Heart of darkness”. Et si elle est belle et bien absente au début du jeu, éclipsée par la beauté troublante et ensoleillée de Dubaï et de sa poignante apocalypse,  la noirceur ne tarde guère à recouvrir tout un pan du jeu. La mission de reconnaissance se transforme rapidement en mission de sauvetage durant lequel on échange des balles avec les survivants locaux devenus insurgés. Le contexte est flou, les décisions sont prises en fonction du besoin immédiat, personne ne semble savoir ce qu’est devenu Konrad, et d’autres factions inattendues rentrent progressivement en jeu. En un rien de temps, on se retrouve à affronter des soldats portant les mêmes couleurs et parlant la même langue que nous.

Le jeu n’a aucun mal à nous plonger dans une atmosphère lourde et étrange lors des affrontements ou des passages plus tranquilles. Outre les décors baignés par un soleil aveuglant, par des teintes lumineuses en déclin, ou lors de ces superbes tempêtes de sable, l’un des points les plus admirables reste l’aspect sonore. La plupart des affrontements sont soulignés par un post rock à la Mogwaï (voire, en une occasion, sur DU Mogwaï) lent et puissant, posé et toujours juste. Le doublage est simplement d’une perfection exemplaire, la gravité et la violence du ton des protagonistes évoluant avec la noirceur de l’aventure. Autre rémanence d’Apocalypse Now : le radioman, ancien reporter de guerre dopé au pur cynisme et acquis à la cause du 33ème qui deviendra un interlocuteur déjanté, arrogant, et cruellement lucide qui  nous assourdira via des haut parleurs plantés dans toute la ville avec du Deep Purple, du Hendrix, Black Mountain ou Alice in Chains lors de certaines rencontres avec le 33ème.

Mais c’est dans sa deuxième partie que The Line révèlera toute sa force narrative, précisément après que Walker ait franchi une première et immense ligne, et par contrecoup amène le joueur à se retrouver sans plus aucun repère, avançant à contre cœur, parfois avec rancune, voire écœurement à l’égard de Walker, héros si loin des standards qui tente envers et contre tous de faire ce qui est juste tout en faisant ce qui est nécessaire. Le jeu nous invite à faire des choix importants directement implantés dans l’action, des choix qui finalement ne seront jamais les bons. Dans le dernier tiers du jeu, ce sont les écrans de chargement qui viennent directement s’en prendre à nous à travers de petites phrases qui, si elles n’étaient jusque-là que des conseils génériques de gameplay, deviennent des accusations, des réconforts ouvertement cyniques, ou de simples constatations sur le décalage entre nos actions et notre statut de “ héros” devenu celui d’assassin (est-ce que vous parvenez au moins à vous rappeler pourquoi vous êtes venu ici ? nous demande l’une d’entre elles). L’aventure devient une fuite en avant infernale ponctuée de scènes d’action qui laissent un malaise dérangeant dans l’esprit du joueur, obligé de participer au massacre pour éviter le game over et pour découvrir la suite de l’histoire, incapable de changer en bien le cours des choses (quel comble pour un jeu vidéo !) et fasciné par Walker dans ses échanges verbaux avec Konrad (dont la ressemblance de caractère avec le Marlon Brando du film de Coppola devient évidente), dans ses rapports avec son équipe, avec les conséquences de ses  actions et enfin avec le joueur lui-même, contaminé par sa dissonance cognitive (un autre terme vivement suggéré par les loadings). L’évolution psychologique des trois membres de Delta est vraiment exemplaire, l’aventure se payant même le luxe d’incorporer quelques hallucinations visuelles, tantôt discrètes, tantôt démesurées et impressionnantes, offrant même un écho philosophique à quelques passages… Jusqu’à l’une des deux scènes les plus traumatisantes du jeu, au cours de laquelle le joueur devra décider de s’affranchir symboliquement de son instinct meurtrier, ou au contraire de le prendre à bras le corps et d’aller jusqu’au bout de ces ténèbres rougeoyantes.

Une dernière mission aux relents d’enfer sous le soleil levant, porté par ce post-rock épuré et profondément mélancolique dans ce contexte, et le final arrive. Un final qu’on aurait voulu comme une délivrance, mais qui une fois de plus prend à rebours nos attentes classiques, et sonne comme une révélation complexe, bouclant la boucle et nous mettant -peut-être pour la première fois-  face à nous même, nous invitant à faire un ultime choix, à franchir une dernière ligne et enfin à ressortir marqué, épuisé et quelque part abasourdi de cette aventure exceptionnelle…

Do you feel like a hero yet ?

 

The Line est un titre important, doté d’une portée incroyable, et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il prouve brillamment que même aujourd’hui on peut faire des jeux au contexte militaire et contemporain, et les faire vivre autour d’une véritable histoire, à mille lieux des prétextes bidon de la cohorte invraisemblable des Call of Duty, Medal of Honor et j’en passe (beaucoup trop). Ensuite, parce qu’il inflige au joueur un scénario intelligent, brutal, possédant des images choquantes et inoubliables, et une fois encore d’une maturité qui fait défaut à la grande majorité des triple A.

Enfin, et c’est là le point le plus important, il ne cesse de renvoyer le joueur à ses propres actions -qui demanderont de recommencer l’aventure une deuxième fois pour en saisir toute la portée- non seulement en le mettant en abîme via Walker, ses actes et ses conséquences sur son équipe, sur le bataillon de Konrad, les civils et Dubaï elle-même, mais également vis-à-vis de son rapport au jeu en tant que tel, en lui posant en filigrane une question bien trop rarement suggérée : quel degré de réalité et d’implication personnelle est-on prêt à accepter dans le contexte d’un jeu ?

Certes, d’autres titres ont déjà brisé le quatrième mur (Nier avec ses New game + à répétition, offrant des points de vue différents et vraiment choquants sur certains personnages, nous amenant à repenser l’affection que l’on avait pour eux les parties précédentes, ou bien Deadly Premonition qui mettait le joueur dans le rôle de Zack, double personnalité et interlocuteur direct du protagoniste York), mais à ce jour, aucun Third Person Shooter n’aura réussi à bousculer aussi rapidement et brillamment le joueur dans ses repères moraux et dans sa relation avec ce média que le titre de Yager.

Si la griffe des grands jeux est de marquer durablement l’esprit non pas par des mécaniques de gameplay ou par des scènes d’action spectaculaires, mais par son concept général, son ambiance et la puissance des thèmes abordés par son scénario, et par contraste, sa capacité à rendre les jeux joués par la suite insipides et rhumatisants (tout GOTY qu’ils soient, dans mon cas) alors les joueurs possédant encore un cerveau (en dépit des efforts d’EA et d’Activison) ne doivent pas passer à coté de ce diamant noir, à vivre dès le premier run dans son mode de difficulté le plus élevé et, bien évidemment, en VO intégrale.

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